Séminaire FabLitt 2022-2024 « Création critique »

La création critique est au cœur des activités de l’unité de recherche FabLitt qui fait de la production de la littérature, de l’élaboration de son imaginaire, de ses écopolitiques et des politiques de sa visibilité les axes forts de ses travaux.

L’inventivité théorique de FabLitt est l’une de ses singularités, parce qu’elle porte le rôle du théoricien bien au-delà du domaine universitaire, vers le social et le politique, et qu’en retour elle n’en fait pas l’apanage de l’universitaire. La création critique a pour vocation de briser la barrière étanche souvent établie entre la création et la critique, entre la création et sa réception en général. Elle se propose de sortir la critique du second rôle de commentatrice des œuvres littéraires et artistiques, partant du principe que les œuvres littéraires ont tout à gagner de s’associer à une critique créatrice et interventionniste qui les transforme, les reconfigure, voire les améliore, jusqu’à faire elle-même œuvre en inventant des formes nouvelles via des « fictions théoriques » (Bayard).

Une telle initiative peut ne pas paraître a priori nouvelle quand on connaît les nombreux travaux de recherche-création qui ont émergé depuis une vingtaine d’années, d’abord dans les universités canadiennes et états-uniennes, puis en France (Citton ; Houdart-Merot et Petitjean). Cela ne signifie pourtant pas que la question de l’articulation de la recherche et de la création soit résolue, bien au contraire, car le risque d’une institutionnalisation de la recherche-création est qu’elle se réduise à une collaboration interdisciplinaire a minima, et que dans ce cas, les disciplines ne se rencontrent qu’au niveau de leurs résultats en s’ajustant aux politiques gouvernementales elles-mêmes alignées sur une économie néolibérale qui s’intéresse aux produits plus qu’aux processus (Manning et Massumi). L’enjeu d’une création critique s’étend donc bien au-delà de questions théoriques et méthodologiques, il relève de ce qu’elle peut nous faire faire ensemble, dans et par des pratiques qui valorisent ce que Fred Moten et Stefano Harney font relever de « l’étude », où ce qui compte avant tout est de réfléchir ensemble et de se poser des problèmes communs en partageant nos incomplétudes (Harney et Moten ; Citton).

Ce sont de tels défis que tentent notamment de relever le master de création littéraire de l’Université Paris 8, né en 2013 et plus importante formation de la sorte en France, et le tout récent master de création critique, qui sont le pendant l’un de l’autre. L’équipe FabLitt a par ailleurs accueilli de nombreux projets de recherche-création soutenus par le Labex Arts-H2H, puis par l’EUR ArTeC. C’est dire l’importance que revêt la création critique dans cette équipe et son rôle dans l’émergence et le déploiement des pratiques que recouvre cette notion. A l’heure où la réforme de 2020 a éliminé le sujet d’invention des épreuves de français du baccalauréat, qui évaluait la capacité des élèves à produire une écriture créative après avoir analysé les procédés littéraires d’un texte, choisir pour le séminaire d’équipe un tel thème plaide pour une réintroduction de la création, et en son sein, de la fiction, de l’imagination, de l’invention dans la pensée critique. Telle qu’elle est pratiquée le plus souvent, la recherche universitaire nous place devant des choix exclusifs : pratiquer l’écriture ou l’étudier ? Raconter des histoires, analyser des structures ou faire de la théorie ? Faire de la critique ou de la création ? Nous croyons que ces alternatives souvent excessives ont pu nuire aux études littéraires, qui se sont isolées de l’invention de formes de paroles et de formes de vie en train d’émerger, comme de formes de critique en train de se battre. Car les inventions critiques peuvent avoir une vocation instrumentale, non neutre, pour fournir des concepts ou des dispositifs qui permettront d’activer une œuvre et d’en faire jaillir la puissance de transformation (Quintyn, Hanna). Une approche théorique instrumentale s’autorise, par exemple, à élaborer ce que Ludwig Wittgenstein nommait des « concepts fictifs » pour mieux comprendre « les nôtres ». Ces concepts ou les expériences de pensée (Murzilli) que l’on trouve à foison aussi bien dans des textes philosophiques que littéraires prennent souvent la forme de « calques » (Hanna) et de « voir comme » (Wittgenstein) qui, en déplaçant notre point de vue sur notre expérience et nos usages, ont la capacité de remettre en question nos schèmes de pensée, nos croyances, nos cours d’action habituels, de mettre au jour des problèmes publics et de nous ouvrir à d’autres modalités d’action, d’autres usages possibles, des schèmes collaboratifs nouveaux, et de reconfigurer notre vision du monde. C’est pourquoi la création critique suppose un lecteur actif, réactif, créatif qui actualise les possibles des textes littéraires (Bayard, Escola, Citton), par une circulation des textes et de leur réécriture passant de main en main, et traversant les âges, selon une perspective continuiste et collaborative sur le modèle de l’atelier d’écriture à l’époque médiévale (Coste), ou en mêlant la critique à la création, à la manière dont les auteurs du XVII e siècle formulaient des théories narratives à l’intérieur des paratextes de leurs romans, comme dans la célèbre préface à Ibrahim de Mme de Scudéry, ou dans les expériences de pensée du XVIII e siècle, ou encore dans la façon dont Montaigne pratiquait l’essai. La création critique travaille sur le contemporain, dans le sens où celui-ci n’est plus seulement envisagé comme une époque historique, mais comme ce qui traverse les époques sans aucune direction historique, actualisant les textes et les idées en les re-créant (Ruffel), construisant le futur en en écrivant les possibles comme on lance des dés, comme on lit des hexagrammes ou le tarot divinatoire.

Argumentaire