06/12/2022. Table ronde inaugurale du séminaire Fablitt "Création critique" (2022-2024)

L’équipe de recherche Fabrique du littéraire (Fablitt UR 7322) inaugure le mardi 6 décembre 2022 de 10h15 à 12hle séminaire "Création critique" avec une table ronde animée par Pierre Bayard et Simon Dansereau-Laberge. 
Intervenants : Adrien Chassain, Yves Citton, Nancy Murzilli et Lionel Ruffel.

Ce séminaire ouvert à tous se déroulera en hybride.
Adresse : Espace Deleuze (salle des thèses), Université Paris 8, 2 rue de la Liberté, 93200 Saint-Denis
Lien zoom : https://univ-paris8.zoom.us/j/92346512102?pwd=dHNmeGY5OXMzd2xuS0pmMDBVZFlvUT09

Argumentaire 

La création critique est au cœur des activités de l’unité de recherche FabLitt qui fait de la production de la littérature, de l’élaboration de son imaginaire, de ses écopolitiques et des politiques de sa visibilité les axes forts de ses travaux. L’inventivité théorique de FabLitt est l’une de ses singularités, parce qu’elle porte le rôle du théoricien bien au-delà du domaine universitaire, vers le social et le politique, et qu’en retour elle n’en fait pas l’apanage de l’universitaire. La création critique a pour vocation de briser la barrière étanche souvent établie entre la création et la critique, entre la création et sa réception en général. Elle se propose de sortir la critique du second rôle de commentatrice des œuvres littéraires et artistiques, partant du principe que les œuvres littéraires ont tout à gagner de s’associer à une critique créatrice et interventionniste qui les transforme, les reconfigure, voire les améliore, jusqu’à faire elle-même œuvre en inventant des formes nouvelles via des « fictions théoriques » (Bayard). 

Une telle initiative peut ne pas paraître a priori nouvelle quand on connaît les nombreux travaux de recherche-création qui ont émergé depuis une vingtaine d’années, d’abord dans les universités canadiennes et états-uniennes, puis en France (Citton ; Houdart-Merot et Petitjean). Cela ne signifie pourtant pas que la question de l’articulation de la recherche et de la création soit résolue, bien au contraire, car le risque d’une institutionnalisation de la recherche-création est qu’elle se réduise à une collaboration interdisciplinaire a minima, et que dans ce cas, les disciplines ne se rencontrent qu’au niveau de leurs résultats en s’ajustant aux politiques gouvernementales elles-mêmes alignées sur une économie néolibérale qui s’intéresse aux produits plus qu’aux processus (Manning et Massumi). L’enjeu d’une création critique s’étend donc bien au-delà de questions théoriques et méthodologiques, il relève de ce qu’elle peut nous faire faire ensemble, dans et par des pratiques qui valorisent ce que Fred Moten et Stefano Harney font relever de « l’étude », où ce qui compte avant tout est de réfléchir ensemble et de se poser des problèmes communs en partageant nos incomplétudes (Harney et Moten ; Citton). 

Ce sont de tels défis que tentent notamment de relever le master de création littéraire de l’Université Paris 8, né en 2013 et plus importante formation de la sorte en France, et le tout récent master de création critique, qui sont le pendant l’un de l’autre. L’équipe FabLitt a par ailleurs accueilli de nombreux projets de recherche-création soutenus par le Labex Arts-H2H, puis par l’EUR ArTeC. C’est dire l’importance que revêt la création critique dans cette équipe et son rôle dans l’émergence et le déploiement des pratiques que recouvre cette notion.
 
A l’heure où la réforme de 2020 a éliminé le sujet d’invention des épreuves de français du baccalauréat, qui évaluait la capacité des élèves à produire une écriture créative après avoir analysé les procédés littéraires d’un texte, choisir pour le séminaire d’équipe un tel thème plaide pour une réintroduction de la création, et en son sein, de la fiction, de l’imagination, de l’invention dans la pensée critique. Telle qu’elle est pratiquée le plus souvent, la recherche universitaire nous place devant des choix exclusifs : pratiquer l’écriture ou l’étudier ? Raconter des histoires, analyser des structures ou faire de la théorie ? Faire de la critique ou de la création ? Nous croyons que ces alternatives souvent excessives ont pu nuire aux études littéraires, qui se sont isolées de l’invention de formes de paroles et de formes de vie en train d’émerger, comme de formes de critique en train de se battre. Car les inventions critiques peuvent avoir une vocation instrumentale, non neutre, pour fournir des concepts ou des dispositifs qui permettront d’activer une œuvre et d’en faire jaillir la puissance de transformation (Quintyn, Hanna). Une approche théorique instrumentale s’autorise, par exemple, à élaborer ce que Ludwig Wittgenstein nommait des « concepts fictifs » pour mieux comprendre « les nôtres ». Ces concepts ou les expériences de pensée (Murzilli) que l’on trouve à foison aussi bien dans des textes philosophiques que littéraires prennent souvent la forme de « calques » (Hanna) et de « voir comme » (Wittgenstein) qui, en déplaçant notre point de vue sur notre expérience et nos usages, ont la capacité de remettre en question nos schèmes de pensée, nos croyances, nos cours d’action habituels, de mettre au jour des problèmes publics et de nous ouvrir à d’autres modalités d’action, d’autres usages possibles, des schèmes collaboratifs nouveaux, et de reconfigurer notre vision du monde. C’est pourquoi la création critique suppose un lecteur actif, réactif, créatif qui actualise les possibles des textes littéraires (Bayard, Escola, Citton), par une circulation des textes et de leur réécriture passant de main en main, et traversant les âges, selon une perspective continuiste et collaborative sur le modèle de l’atelier d’écriture à l’époque médiévale (Coste), ou en mêlant la critique à la création, à la manière dont les auteurs du XVIIe siècle formulaient des théories narratives à l’intérieur des paratextes de leurs romans, comme dans la célèbre préface à Ibrahim de Mme de Scudéry, ou dans les expériences de pensée du XVIIIe siècle, ou encore dans la façon dont Montaigne pratiquait l’essai. La création critique travaille sur le contemporain, dans le sens où celui-ci n’est plus seulement envisagé comme une époque historique, mais comme ce qui traverse les époques sans aucune direction historique, actualisant les textes et les idées en les re-créant (Ruffel), construisant le futur en en écrivant les possibles comme on lance des dés, comme on lit des hexagrammes ou le tarot divinatoire. 

Plusieurs pistes de réflexion, non exhaustives, s’ouvrent à nous : 

1) Quelle histoire de la création critique ? La création critique est-elle un fait nouveau et, si oui, qu’est-ce qui la distingue d’une histoire de la recherche en création et de la création en recherche ? En trouve-t-on des traces dans l’histoire littéraire ? Sous quelles formes et quels aspects ? Qu’est-ce qui en motive l’émergence et les transformations à travers les différentes époques littéraires ? Il s’agirait ici de faire en quelque sorte une archéologie des pratiques et de la notion de création critique à travers les diverses couches et évolutions qui ont conduit à sa formulation actuelle, de relire et de revisiter certaines œuvres à la lumière de ces pratiques, de procéder à des études comparées d’œuvres issues d’espaces et de temporalités divers, en vue de saisir les enjeux contemporains de la création critique. 

2) En quoi consiste la création critique et comment la pratiquer ? Existe-t-il une ou des méthode(s) pour la pratiquer ou, au contraire, ne peut-elle fonctionner qu’en échappant à toute méthodologie et à toute catégorisation ? Associer la création à la recherche supposerait-il donc d’accepter de ne jamais se fonder sur un savoir préalable et de produire une nouvelle méthode ou un nouveau dispositif d’enquête pour chaque nouveau projet d’expérimentation, auquel cas le projet serait ce qui produit sa méthode (Manning) ? S’il n’y a pas de méthode, y aurait-il tout au moins des directions à emprunter pour mieux articuler recherche et création ? Comment alors articuler enquêtes sur la littérature et invention de nouvelles formes de recherche (par la recherche-création, la recherche-action, les écritures documentales, les intermédialités ou les nouvelles technologies) en jouant avec les multiples façons dont peuvent se nouer recherche, documentation, témoignage, fiction, poésie, interprétation, théorie, critique, enseignement, poétique, écologie, politique, fabulation, sémiotique, activisme, par exemple sous la forme de fictions théoriques, de théories fictives, de textes possibles ou de récits impossibles ? 

3) Un enjeu de ces premiers ensembles de questions sera de chercher à préciser l’exceptionnalité (ou la non-exceptionnalité) de la création critique portant sur l’écriture littéraire par rapport aux autres formes de recherche-création, avec pour horizon un questionnement sur la singularité et le statut des études littéraires dans le monde (universitaire) contemporain. Comment reconnaît-on un texte de création critique ? La création critique est-elle un genre en soi ou une pratique ? Dans quelle mesure et de quelle manière expérimentation littéraire, réflexivité et théorisation doivent-elles être articulées pour relever des exigences de la création critique ? Quels exemples réussis de créations critiques pouvons-nous recenser, analyser et éventuellement modéliser ? Ces questions intéressent tout autant les chercheur.es que les enseignant.es et les étudiant.es.

4) Qu’est-ce qui nous permet de reconnaître un travail abouti de création critique ? Comment, l’évaluer ? Il n’existe, à l’heure actuelle, aucun ensemble autorisé de critères officiels d’évaluation académique des projets de recherche et des thèses en recherche-création qui commencent à fleurir au sein de programmes de recherche sur appels à projet et dans les écoles doctorales. Ces travaux relèvent en outre de « pratiques d’expérimentation qui s’aident de gestes artistiques pour étendre nos enquêtes universitaires en les faisant excéder leurs attendus et leurs critères d’évaluation préétablis » (Citton). Le fait d’échapper à toute forme d’évaluation ne constituerait-il donc pas précisément la force subversive de la création critique ? La soustraire à tout critère d’évaluation pourrait-il être un moyen de faire de la création critique un lieu de réévaluation de nos valeurs, un lieu de « valuation » qui suppose une enquête et une attention aux processus, plutôt que d’évaluation qui ne s’attache qu’au résultat (Dewey) ?

5) Pourquoi la création critique ? Vouloir éprouver ce que peut la littérature, telle pourrait être la raison d’être de la création critique. Il convient donc de se demander ce qui justifie et ce qui motive la création critique au-delà de la valeur expressive ou du mérite esthétique de ses productions. Si ce qui fait spécifiquement l’objet d’une création critique sont les formes du discours et les méthodes de la recherche universitaire, il s’agira de se demander en vue de quelles fins. Comment faire en sorte que le dispositif de création soit un dispositif critique activable et qu’il formule des problèmes suscitant de nouvelles enquêtes ? En un mot, qu’est-ce qui ferait que la création critique puisse être un lieu d’exploration de formes de vie à venir et soit le moyen, par un espoir benjaminien, de rehausser le cours de l’expérience dans des environnement où sa survie est toujours plus menacée.

Bibliographie
Bayard, Pierre, Comment améliorer les œuvres ratées ?, Minuit, 2000


Le Plagiat par anticipation, Minuit, 2009
 ____________ Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer ?, Minuit, 2015
Becker, Howard, Leibovici Franck, Exercices, AOC, 2022.
Citton, Yves, Lire, interpréter, actualiser : pourquoi les études littéraires ?, Éditions Amsterdam, 2007.
 ___________« Post-scriptum sur les sociétés de recherche-création », in Pensée en acte, Les Presses du réel, 2018.


« The Undercommons : partage des incomplétudes contre gouvernance des souverainetés », Revue du Crieur, n° 15, février 2020.
Coste, Florent, Explore. Investigations littéraires, Questions théoriques, 2017.


« La littérature médiévale est-elle bien un atelier d’écriture ? », Contextes, n°31, 2021.
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Gallie, Walter Bryce, 1956, « Les concepts essentiellement contestés », Philosophie, n° 122, 2014.
Gleize, Jean-Marie, Sorties, Questions théoriques, 2009.
Hanna, Christophe, Nos dispositifs poétiques, Questions théoriques, 2010.
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Harney, Stefano, Moten, Fred, Les sous-communs : Planification fugitive et étude noire, Brook, 2022.
Houdart-Merot, Violaine, Petitjean Amarie, La recherche-création littéraire, Peter Lang, 2022.
Leibovici, Franck, Des opérations d’écriture qui ne disent pas leur nom, Questions théoriques, 2020.
Manning, Erin, Massumi, Brian, Pensée en acte. Vingt propositions pour la recherche-création, Les Presses du réel, 2018.


, Le geste mineur, Les Presses du réel, 2019.
Murzilli, Nancy, « Formes littéraires à l’essai. Sur l’agentivité collective des écritures hors du livre », Littérature exposée 2, Olivia Rosenthal, Lionel Ruffel (dir.), Littérature, n°192, 2018.


Changer la vie par nos fictions ordinaires, Premier parallèle, (à paraître).
Nelson, Maggie, Les Argonautes, Editions du Sous-sol, 2018.


Bleuets, Editions du Sous-sol, 2019.
Pennanech, Florian, Poétique de la critique littéraire, Seuil, 2019
Petitjean, AMarie, La littérature par l’expérience de la création. Théories et enjeux, Presses universitaires de Vincennes, (à paraître).
Quintyn, Olivier, Implémentations/Implantations : pragmatisme et théorie critique. Essai sur l’art et la philosophie de l’art, Questions théoriques, 2018
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Suchet, Myriam, Indiscipline ! Tentatives d’univercité à l’usage des littégraphistes, artistechniciens et autres philopraticiens, Nota Bene, 2016.


, L’horizon est ici, Editions du commun, 2019.