Lionel Ruffel, Trompe-la-mort, Verdier, Collection jaune, 2019, 128 p.


Imaginez la fin du monde, qui est, comme chacun sait, beaucoup plus simple à concevoir que la fin du capitalisme. Imaginez l’extinction de notre espèce et que vous vouliez préserver et transmettre la mémoire de cette constellation de pratiques, de formes, d’usages et d’objets que nous avons appelée tantôt poésie, tantôt belles-lettres, et que nous avons fini par appeler littérature. Car vous avez ce sentiment tenace : Homo sapiens aurait dû s’appeler Homo narrans.

Telles étaient les règles du jeu que nous pratiquions, mes étudiants et moi, ces dernières années. Avec eux, je souhaitais travailler le cœur de notre condition narrative. Il fallait retrouver des gestes, des pratiques, reprendre des histoires qui résonnaient avec notre situation. Trois nous ont retenu : celle de Shéhérazade et des Mille et Une Nuits, ou comment une jeune femme sauve le monde de la folie destructrice de son époux en lui racontant des fables ; celle de l’affaire dite de Tarnac qui, plaçant un livre, L’Insurrection qui vient, au cœur d’une affaire politico-judiciaire, nous rappelait que la fiction est une arme dangereuse et à double tranchant ; celle du Décaméron, cette œuvre du trecento italien, dans laquelle dix jeunes gens fuient Florence en proie à la peste et, en un lieu isolé, forment une assemblée créative et joyeuse qui réinvente le monde.

Nous formions nous-mêmes un Décaméron. Et puis le réel a frappé durement à la porte. Car l’ancienne imprimerie, où nous avions trouvé refuge pour résister à la décomposition de l’institution universitaire, a fermé ses portes, définitivement. Ne restent alors sur les murs que des images et les histoires qui y furent tressées. Le lieu se transforme alors en une sorte de musée où nous revisitons, comme dans un rêve, l’histoire d’un flash, trois ou quatre mille ans à peine durant lesquels les humains n’auront joué qu’à cela : tromper la mort en se racontant des histoires.

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